Oswald Padonou
Le 27 février 2020, le Nigéria déclarait son premier cas de Covid-19 en Afrique subsaharienne. Le 16 mars, le Bénin voisin lui emboitait le pas. La gestion de ce qui deviendra successivement une « urgence de santé publique internationale » puis une pandémie révélera à la fois « un monde sans leader » avec des États enfermés dans leurs logiques de riposte respectives et surtout un monde gouverné par un être décrit par le politologue béninois Expédit Ologou, comme « infinitésimal, parti d’une faille chinoise de Wuhan, et qui, […] précipite, contracte, ralentit et fluidifie la marche du monde ».
Au titre de ces réponses nationales, les armées et la police ont été partout mobilisées dans les stratégies et les moyens déployés pour soutenir, soigner, transporter, protéger, contrôler, sanctionner, tout en préservant la santé et l’intégrité de leurs personnels et en garantissant la disponibilité et la continuité opérationnelles. L’action des Forces armées béninoises (FAB) et de la Police républicaine (PR) s’inscrit également dans cette matrice avec en trame, la nécessité comme catalyseur de l’action résiliente et des transformations en cours et à venir.
Penser la guerre biologique dans les imaginaires et dans une doctrine béninoise
Au Bénin, le répertoire mobilisé dans les prises de parole officielles du président de la République et du ministre de la Santé dans le cadre de la gestion de la crise sanitaire n’a guère été un ton martial. L’état d’urgence n’a pas été déclaré. Un couvre-feu n’a pas été instauré. Les frontières n’ont pas été fermées. Le gouvernement entendait éviter la psychose généralisée en misant davantage sur l’adoption de méthodes de prévention de la maladie et en appelant au sens civique et à la discipline des citoyens.
Ainsi, le pays fait partie des tout premiers à imposer le port systématique de masque en tout lieu et la répression de cette nouvelle infraction par la police a occasionné quelques violences anecdotiques. A l’opposé, l’armée bien qu’ayant été mobilisée en soutien à la police, n’a pas manqué de questionner l’efficacité de ses plans de gestion de crise. D’autant que ces plans et leurs organes décisionnels prévus n’ont pas été formellement activés, la crise étant gérée par un comité interministériel ad hoc avec le ministère de la Santé comme leader. Elle n’a pas manqué, surtout, de considérer les potentielles conséquences géostratégiques d’un conflit auquel le pays ou un autre pays de la région ferait face avec un ennemi faisant usage d’arme biologique voire chimique.
Clairement, ce type de menace n’a jamais été pris en compte dans le corpus doctrinaire des forces armées et, conséquemment, le pays est absolument impréparé à y faire face. Il se contente de l’assurance relative que confèrent son adhésion et celle de ses États voisins aux différents traités et conventions des Nations unies interdisant les armes biologiques, chimiques et nucléaires. Pourtant, ce qui n’est pas officiellement considéré comme une menace l’est dans les imaginaires.
Au Bénin comme ailleurs, une partie de l’opinion publique, noyée sous les effets de la surmédiatisation psychogène de la crise sanitaire, nourrie aux diverses théories complotistes, témoin de la rivalité sino-américaine, informée des enjeux financiers des firmes pharmaceutiques, des logiques d’instrumentalisation de l’Organisation mondiale de la santé et des prévisions catastrophistes erronées du secrétaire général de l’ONU et des médias occidentaux, a la certitude que le Covid-19 n’est que la dernière arme façonnée par une puissance internationale pour affaiblir ses concurrents et tenter de modifier l’ordre international à son avantage.
81% de militaires et policiers béninois interrogés considèrent le Covid-19 et le risque sanitaire en général comme une menace à la paix et à la sécurité
81% de militaires et policiers béninois interrogés considèrent « le Covid-19 et le risque sanitaire en général comme une menace à la paix et à la sécurité » selon une étude publiée dans le numéro 01 de la Revue de l’Association béninoise d’études stratégiques et de sécurité (ABESS). Mais le « risque sanitaire » est-il compris et entendu comme un risque lié à la propagation intentionnelle de virus considérés comme armes biologiques ?
Dans le cadre de cette étude, nous avons adressé à une cinquantaine de policiers, militaires et civils béninois, tous hauts fonctionnaires de l’État et responsables d’organisations de la société civile, une question à choix multiples. La question était formulée ainsi : « Quelles est d’après vous, la raison pour laquelle le Bénin et le continent africain pourraient être la cible d’une guerre biologique d’une puissance étrangère ? ».
Trois réponses étaient possibles : « ralentir la progression de la démographie », « créer des besoins pour élargir le marché de vente des médicaments et vaccins » et la troisième option, « aucune raison ».
Sur 50 réponses, seules 7 (14%) ont estimé qu’aucune raison ne pourrait justifier ce type de conflit. 19 (38%) considèrent que ralentir (en provoquant des morts massives) la progression de la démographie africaine, présentée comme le fer de lance de la croissance économique qui fera du continent un acteur majeur des relations internationales, est une raison suffisante pour une guerre biologique ciblant le Bénin et au-delà, le continent africain. Enfin, 24 (52%) considèrent trivialement qu’un tel conflit est possible et que sa finalité serait de créer des besoins (par un grand nombre de malades) pour vendre des médicaments et vaccins.
L’un des enseignements de cette « mini-enquête » est qu’une partie de l’opinion a conscience de la menace que peuvent représenter les armes biologiques si elles sont illégalement détenues et utilisées par les États, mais surtout si elles sont accessibles aux groupes armés dans un conflit asymétrique. Les fragilités et la vulnérabilité structurelle du Bénin et des autres États d’Afrique subsaharienne notamment face à ce type de menace potentiellement révélé avec le Covid-19, peuvent représenter un catalyseur de transformation et d’adaptation des cadres doctrinaires à l’évolution des enjeux actuels et à venir parmi lesquels le concept de sécurité humaine qui a été le fil conducteur des actions et parfois des manquements des forces de défense et de sécurité.
Des forces de défense et de sécurité à tout faire : les dimensions de l’(in)sécurité humaine
Au Bénin, l’une des mesures prises par le gouvernement pour circonscrire la propagation du virus a été d’établir un cordon sanitaire regroupant 15 communes du Littoral et du Sud du pays. Mais ce cordon à but sanitaire était avant tout un cordon policier pour lequel 96 agents ont été déployés pour surveiller 12 check-points. 214 autres éléments des forces de défense et de sécurité (FDS) ont été déployés pour la surveillance des 16 centres d’isolement et de traitement et plusieurs autres affectés à la vérification des quarantaines effectuées à domicile. Le personnel et l’infrastructure médicale des armées (hôpitaux d’instruction) ont été mis à contribution de même que 2378 agents dédiés à la surveillance des frontières.
30.000 masques réutilisables ont été confectionnés dans les ateliers de l’armée pour le personnel et 29500 ont été produits et destinés à l’usage de la population. Les FDS ont été également actifs sur le plan du renseignement pour tracer les cas contact et plusieurs actions civilo-militaires ont été menées à l’instar de la formation des groupements de femmes à la confection de masques en tissu réutilisables. Mieux, elles ont sécurisé le processus électoral des communales et municipales de mai 2020, en prévenant les risques de débordement et de violence, de même que la propagation incontrôlée du virus.
Dans les espaces frontaliers (36 des 77 communes du pays sont frontalières) où l’enclavement et le faible taux de couverture des médias (et donc la difficulté d’accès aux informations de prévention de la maladie) peuvent accentuer la marginalisation et l’exposition des populations au risque, l’Agence béninoise de gestion intégrée des frontières (ABEGIEF) a déployé avec le soutien de la police républicaine et de l’intendance des armées, un dispositif de prévention (sensibilisation) et de formation à la fabrication des masques et gels auprès de la population.
Au cours d’un colloque-RETEX (retours d’expériences) organisé par les FAB, les leçons apprises de la gestion de cette crise ont été présentées et analysées. Elles ont trait, entre autres, au défaut de coordination des décisions et actions, au manque d’équipements spécifiques de protection pour les militaires et policiers au contact de cas suspects. Au-delà de ces aspects dysfonctionnels, les FDS ont surtout pris conscience des mutations de leurs missions et de l’élargissement de leur périmètre d’action, souhaité et attendu à la fois par le gouvernement et les citoyens.
Pour le politologue canadien Charles-Philippe David, professeur de science politique à l’Université du Québec à Montréal, « libéraux, constructivistes, idéalistes et critiques s’accordent, en dernière analyse, pour déclarer l’obsolescence d’un contexte stratégique dominé par les seules préoccupations militaires et l’émergence d’une nouvelle ère orientée en fonction des priorités et des besoins de la sécurité humaine ».
C’est dire que la guerre conventionnelle n’a pas disparu. Les menaces militaires et les armes biologiques peuvent encore déstabiliser le Bénin, l’Afrique et le monde. Mais l’enjeu de la sécurité humaine focalisée sur les moyens de mettre les citoyens « à l’abri du besoin et de la peur » représente une priorité stratégique sur laquelle les États et les armées doivent s’investir en s’assurant de ne pas juxtaposer sécurité nationale et sécurité humaine et a contrario les intégrer et mutualiser les ressources disponibles.
Les menaces militaires et les armes biologiques peuvent encore déstabiliser le Bénin, l’Afrique et le monde
L’expérience des forces armées et de la police républicaine du Bénin dans la gestion de la crise sanitaire de la Covid-19 a démontré la capacité d’adaptation de ces institutions même aux crises inédites. La nécessité faisant loi. Avec, au 22 août 2021, 10 183 cas de contamination et 119 décès, pour une population de près de 12 millions d’habitants, le Bénin affiche l’un des plus bas taux de personnes infectées en Afrique et dans le monde. L’action résiliente menée par les FDS, même en toute impréparation, en est pour quelque chose.
Impréparation et résilience : deux faces d’une même médaille
Préparer la guerre « pour l’éviter ou la gagner si celle-ci devait advenir » a toujours (ou est censé avoir) été l’obsession des armées. Dans ces conditions, ne pas préparer la guerre, c’est soit considérer qu’il n’existe aucune menace et ne rien faire, soit manquer d’anticiper sur les configurations du prochain conflit.
A l’aune des expériences dramatiques faites par les États disposant des armées les plus performantes de la planète et des systèmes de santé tout à fait fiables, avec le Covid-19, le seuil de l’impréparation pourrait être revu avec davantage de modestie. Car ce que nous enseigne la « magie » des crises, c’est qu’« elles produisent des drames et des héros, assomment ceux qui ont tout prévu sauf ce qui arrive, au même titre que ceux qui n’ont rien prévu du tout ».
Au Bénin, l’impréparation s’est manifestée comme un excès de préparation sur un type de crise connu et un défaut de préparation particulièrement sur la riposte multi-échelle aux crises pandémiques. Des nombreux plans disponibles, aucun n’a été véritablement activé et déroulé comme prévu.
Suivant les résultats de l’étude précitée de la revue publiée par l’ABESS, « seul un enquêté (militaires et policiers) sur trois s’est senti « suffisamment préparé à intervenir dans la gestion d’une crise sanitaire d’ampleur ». Cela dénote à la fois du caractère inédit de la crise du Covid-19 et de l’insuffisante préparation des FDS béninoises à apporter une réponse soutenue, structurée et durable à la gestion de telles crises, a fortiori d’un conflit dans lequel pourrait être engagé l’usage d’armes non conventionnelles. Or, l’intensification des entrainements et des exercices civilo-militaires de gestion de crises multidimensionnelles aurait pu compenser ce défaut de préparation suffisante.
Le défaut de coordination noté dans l’action des FDS et leur articulation avec la réponse médicale peut, à l’avenir, trouver son correctif dans la mise en place du Conseil national de défense et de sécurité et de son éventuel secrétariat permanent (organe technique) conformément aux nouvelles dispositions de l’article 62 de la loi 2019-40 portant Constitution de la République du Bénin.
Cet organe aurait pu être, comme le Conseil national de sécurité en Côte d’Ivoire, l’organe de concertation, de décision et de coordination de la réponse de l’Etat à la crise du Covid-19, en raison de sa composition mixte : autorités gouvernementales, militaires, policières et sectorielle (santé, environnement, etc., en fonction des situations) et du caractère interministériel qui le caractérise.
Pour autant, l’impréparation ne conduit pas nécessairement à la défaite ou à l’échec. Le sens de l’adaptation et la résilience peuvent compenser des déficits capacitaires et, c’est également ce qui est attendu des armées : qu’elles soient, dans la nécessité, inventives et déterminées comme l’ont été peu ou prou les FDS béninoises.
Conclusion
En analysant l’action des Forces armées et de sécurité publique du Bénin dans le cadre de la riposte gouvernementale à la crise pandémique du Covid-19, ce n’est pas tant la militarisation du champ de la santé publique qui est mis en avant mais davantage le fait de rendre davantage régalienne, et par nécessité, la santé publique qui est considérée comme un secteur social dans la catégorisation de l’action publique.
Antoine Sfeir, journaliste et politologue franco-libanais, défendait déjà en 2011, la santé comme « un devoir régalien de l’Etat, pas un pouvoir » au sens où les mécanismes de sécurité sociale mis en place par les gouvernements devraient permettre à tous un accès effectif et garanti aux soins de santé et à la protection de la vie humaine.
En somme, ce que révèle l’expérience de la contribution des FDS béninoises dans la gestion du Covid-19, c’est bien que les armées, par leur organisation spécifique, constituent encore de précieux atouts pour nos sociétés et de solides remparts contre toutes sortes de risques pouvant affecter la sécurité nationale et la sécurité humaine.
Les secteurs de la défense et de la sécurité pourraient être affectés par un sous-financement consécutif à la baisse des recettes publiques
Toutefois, en raison du ralentissement économique qui prévaut sur tous les continents à différents degrés, les secteurs de la défense et de la sécurité pourraient être affectés par un sous-financement consécutif à la baisse des recettes publiques. Ce qui portera atteinte à la capitalisation de la résilience démontrée et à l’anticipation exigée par les crises futures dont on présume qu’elles seront encore plus complexes.
D’ailleurs, l’Afrique ayant été absente de la compétition et des rivalités géopolitiques autour des vaccins, n’en subit pas moins les conséquences, en ce qu’elle reste une nouvelle fois soumise à la générosité des États et organisations donatrices ainsi qu’aux aléas de livraison auxquels font face les firmes, en attendant la production et la distribution effectives sur le continent.
Crédit photo : cappfm.com
Oswald Padonou
Oswald Padonou est directeur de programme à l’École nationale supérieure des armées (ENSA) et Président de l’Association béninoise d’études stratégiques et de sécurité (ABESS). Titulaire d’un doctorat de science politique et relations internationales, il est diplômé des Universités Paris 1 Panthéon-Sorbonne et Rennes 1 en France et de l’École nationale d’administration et de magistrature du Bénin. Il est l’auteur de plusieurs publications sur la gouvernance politique et sécuritaire en Afrique.
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