Les Wathinotes sont des extraits de publications choisies par WATHI et conformes aux documents originaux. Les rapports utilisés pour l’élaboration des Wathinotes sont sélectionnés par WATHI compte tenu de leur pertinence par rapport au contexte du pays. Toutes les Wathinotes renvoient aux publications originales et intégrales qui ne sont pas hébergées par le site de WATHI, et sont destinées à promouvoir la lecture de ces documents, fruit du travail de recherche d’universitaires et d’experts.
Auteurs : Clémence Schantz, Carine Baxerres et Moufalilou Aboubakar
Organisation Affiliée : Anthropologie & Santé
Type de publication : Article
Date de publication : 2022
Lien vers le document original
Introduction
La réception locale d’un projet japonais d’accouchement humanisé dans une maternité au Bénin et s’inscrit ainsi dans cette réflexion sur la « techno-bio-médicalisation » de l’accouchement et la « pathologisation » du corps maternel. La structuration des mouvements militants pour l’accouchement humanisé, le contenu des programmes d’accouchements alternatifs ainsi que les attentes et souhaits des femmes ont été étudiés au cours des années 2010 dans des pays des Nord. Cependant, la réception de ces programmes par les sages-femmes, soignantes de premier recours auprès des femmes lors de l’accouchement, est peu documentée. De façon parallèle, l’usage des biotechnologies lors de l’accouchement est principalement envisagé par la recherche dans des pays du Nord et leur réception doit aujourd’hui être documentée au Sud où elles sont aussi très présentes.
La santé maternelle au Bénin : une médicalisation ancienne et prégnante
La médicalisation de l’accouchement au Bénin a débuté il y a un siècle. Le corps professionnel des sages-femmes a assuré un rôle central dans ce processus. Historiquement, c’est à Dakar au Sénégal que l’école de médecine de l’Afrique occidentale française (AOF) a ouvert en 1918 avec, dès le départ, une section spéciale dédiée à la formation de sages-femmes africaines. La figure de la « sage-femme dahoméenne » a été construite tout au long de cette époque coloniale.
Les Objectifs du millénaire pour le développement (OMD) des Nations unies adoptés en 2000 ont intensifié les injonctions à la médicalisation dans les pays du Sud à travers un indicateur clé, le taux d’accouchement assisté par du personnel biomédical
Le corps professionnel des sages-femmes issues de ce territoire est remarquable tant par son rôle actif dans la médicalisation de l’accouchement que par son effectif. En effet, elles représentaient environ un tiers de l’ensemble des sages-femmes formées à l’école de médecine de l’AOF entre 1918 et 1940. Tout au long du XXe siècle, elles se sont déployées sur le territoire du royaume du Dahomey. Très rapidement, elles ont assuré « l’œuvre de médicalisation engagée par la France et diffusent des méthodes élaborées par un corps médical et scientifique en Europe, dont elles adoptent en partie les pratiques et attitudes »
Les Objectifs du millénaire pour le développement (OMD) des Nations unies adoptés en 2000 ont intensifié les injonctions à la médicalisation dans les pays du Sud à travers un indicateur clé, le taux d’accouchement assisté par du personnel biomédical. Au Bénin, notamment dans le sud du pays, la bio médicalisation de la grossesse et de l’accouchement a été décrite comme particulièrement importante, la grande majorité des parturientes adhérant pleinement à un suivi biomédical et se rendant à plusieurs consultations prénatales au cours de leur grossesse.
Le Bénin fait face à un taux de mortalité maternelle élevé avec environ 397 femmes qui meurent pour 100 000 naissances vivantes (OMS, 2019) et les femmes qui sont prises en charge en établissements de santé y accouchent souvent dans des conditions humaines et matérielles difficiles, avec peu d’intimité, une absence d’accompagnante et une prise en charge de la douleur insuffisante.
Le CHU-MEL à Cotonou est la plus grande maternité du Bénin. Il est réputé dans toute la région pour la formation que ses médecins dispensent aux étudiant(e)s qui viennent de différents pays d’Afrique subsaharienne pour s’y spécialiser en gynécologie obstétrique.
En 2007, un bureau JICA a ouvert à Cotonou et deux projets ont été mis en œuvre dans le domaine de la santé maternelle : la construction d’un bâtiment d’hospitalisation au CHU-MEL en 2009 et la construction et l’ouverture d’un hôpital de zone dans la ville d’Allada, située à 54 km de Cotonou, en 2018.
Le projet visant à favoriser l’accouchement libre et humanisé reposait sur un modèle d’accouchement exporté des maisons de naissance du Japon. L’objectif affiché était de proposer un modèle d’« accouchement sécurisé et heureux ». La notion de sécurité est importante ; elle est constitutive du projet qui proposait de dé-techniciser l’accouchement, tout en le maintenant dans l’enceinte de l’institution médicale.
On trouvait en salle de naissance un document de la JICA précisant les cinq critères qui définissaient l’accouchement libre et humanisé : les femmes devaient pouvoir bénéficier du soutien continu d’une sage-femme ; être libres de leurs mouvements au cours du travail ; bénéficier de l’accompagnante de leur choix ; boire et manger à tout moment ; adopter la position de leur choix au moment de l’accouchement, lors de la période dite d’« expulsion ». Ce modèle était donc très proche de celui proposé dans les années 1990 au Brésil et présenté en introduction.
Le projet visant à favoriser l’accouchement libre et humanisé reposait sur un modèle d’accouchement exporté des maisons de naissance du Japon. L’objectif affiché était de proposer un modèle d’« accouchement sécurisé et heureux ». La notion de sécurité est importante ; elle est constitutive du projet qui proposait de dé-techniciser l’accouchement, tout en le maintenant dans l’enceinte de l’institution médicale
Alors que le corps professionnel des sages-femmes béninoises a été proactif dans l’importation de ce modèle du Japon, il apparaît ensuite comme un élément de résistance central au projet. Cette contradiction apparente peut s’expliquer par une certaine scission au sein de la profession entre les maîtresses sages-femmes (qui ont participé à l’importation du projet) et les sages-femmes de la salle de naissance (qui freinent le projet), c’est-à-dire entre celles qui ont un rôle de décision et de gestion administrative, et les sages-femmes de « terrain » qui pratiquent les accouchements.
Les freins à l’accouchement libre et humanisé
Les difficultés rencontrées par la coopération japonaise résident en grande partie dans le refus des sages-femmes de salle d’autoriser la présence d’une accompagnante auprès de la femme qui accouche. Lors des observations et lors des entretiens formels et informels avec les sages-femmes de salle, les arguments les plus fréquemment évoqués pour justifier ce refus étaient la peur de « la sorcellerie » et des « ocytociques traditionnels » (c’est-à-dire des plantes qui ont une action sur la contractilité de l’utérus), la peur que l’accompagnante puisse gêner les pratiques médicales, et la peur qu’il ou elle puisse voir d’autres femmes « dénudées ».
Toutes les femmes qui ont accouché en position libre étaient satisfaites, la douleur était plus ou moins relative, et elles ont apprécié surtout le confort des positions assises, accroupies, debout. Par contre, les autres [femmes] souffrent de lombalgies au cours de l’accouchement en position classique [allongée]. Maintenant, concernant les praticiens, ils ont dit… […] les sages-femmes, les gynécologues obstétriciens ont noté surtout le risque de lombalgies pour eux-mêmes à force de se tordre dans tous les sens pour faire accoucher les femmes dans leur position à elles, c’était beaucoup plus compliqué.
Il semble ainsi qu’il faille choisir entre le confort du ou de la soignante et celui de la patiente, les deux étant incompatibles dans les discours des sages-femmes. En faisant obstacle au projet japonais d’accouchement libre et humanisé, les sages-femmes de salle donnaient la priorité à leur propre confort, au détriment de celui de la patiente. Cette priorisation s’inscrit dans le paradigme d’une « science obstétricale » qui réduit les femmes en « cas médicaux » et où le rôle actif est attribué à l’« accoucheur » et non à la parturiente.
L’imposition de cette biotechnologie (la position allongée) est synonyme de perte d’autonomie pour les femmes. L’avènement de l’obstétrique a certes permis de sauver de nombreuses vies maternelles et fœtales depuis cent ans. Néanmoins, l’obligation de la position gynécologique, « position de domination à la fois professionnelle et sexuée » mise au point par un corps médical masculin – mais aujourd’hui majoritairement prescrite par des femmes – participe d’une véritable perte de savoir-faire féminins et d’une dépossession de « techniques du corps » qui étaient propres aux femmes.
L’avènement de l’obstétrique a certes permis de sauver de nombreuses vies maternelles et fœtales depuis cent ans. Néanmoins, l’obligation de la position gynécologique, « position de domination à la fois professionnelle et sexuée » mise au point par un corps médical masculin – mais aujourd’hui majoritairement prescrite par des femmes – participe d’une véritable perte de savoir-faire féminins et d’une dépossession de « techniques du corps » qui étaient propres aux femmes
La position allongée imposée à la patiente lors de son accouchement la place dans une situation de vulnérabilité où sa liberté est largement annihilée. Cette privation de liberté perdure aujourd’hui dans la majorité des sociétés où la bio médicalisation de l’accouchement est pensée en termes de « risques » et où l’individualité de la femme est invisibilisée derrière des protocoles de service. Cette privation de liberté s’inscrit dans la problématique des violences obstétricales qui sont avant tout des violences de genre. Elles ne relèvent pas exclusivement d’actes commis par des hommes sur des femmes mais aussi d’actes commis par des femmes (notamment les sages-femmes) ayant intériorisé les rapports sociaux de domination entre les sexes. Ces violences obstétricales sont ainsi structurelles et les femmes qui se trouvent à l’intersection de différents rapports de domination (notamment de classe et de race) sont plus exposées à ces violences que les autres femmes.
Conclusion : La dé-technicisation est-elle synonyme de régression ?
Cette recherche a montré la difficulté pour de nombreuses sages-femmes de salle de sortir du cadre biomédical dominant. Cette difficulté s’articule autour de deux éléments centraux et constitutifs du projet d’humanisation de la naissance de la JICA : la possibilité pour chaque femme d’être accompagnée en salle de naissance de la personne de son choix et d’adopter la position qui lui semble la plus confortable.
La dé-technicisation de l’accouchement proposé par la JICA apparaît aux yeux de nombreuses soignantes comme un impossible recul. Revenir à des « techniques du corps » passées signifie désapprendre le savoir technique incorporé et donc, selon elles et eux, régresser.