« Il n’existe pas une définition du travail en ligne en droit béninois », entretien avec Julien Hounkpè, Docteur en droit et expert du numérique

« Il n’existe pas une définition du travail en ligne en droit béninois », entretien avec Julien Hounkpè, Docteur en droit et expert du numérique

Existe-t-il une définition du « télétravail » en droit positif béninois ?

Il n’existe pas une définition du travail en ligne en droit béninois. Le Code du travail ni aucune autre loi ne définit le télétravail au Bénin. Et comme pour confirmer l’assertion, le fait précède le droit, d’aucuns n’ont pas manqué de conclure au vide juridique.

Il convient de définir le télétravail comme étant le travail s’effectuant à distance au moyen de l’outil informatique et/ou des outils de communication et dans le cadre duquel le donneur d’ordre ne peut assurer physiquement l’exécution de cette prestation de travail.

De cette définition, il ressort que certaines prestations s’effectuant à distance ne peuvent pas pour autant être considérées comme du télétravail au sens juridique du terme. Il convient de mentionner, en premier lieu, la télédisponibilité qui n’est rien d’autre qu’une modalité particulière et ponctuelle d’exécution du contrat de travail. Dans ce cadre, le travailleur est tenu de rester à l’écoute de son employeur qui peut le contacter à tout moment par le bais de différents moyens de communication.

Le télétravail se distingue aussi du téléconseil qui est l’activité dans laquelle, à partir des locaux de l’entreprise ou même en dehors, et hors des horaires habituels d’ouverture, soit le soir après la fermeture normale, soit le week-end, certains salariés restent au téléphone à la disposition de la clientèle afin de les informer. Enfin, le télétravail ne saurait non plus être retenu dans le cas d’entreprises sous-traitant des tâches à distance surtout dans le domaine du secrétariat.

La question de la détermination de la nature juridique du contrat de télétravail est essentielle puisque le droit applicable en est tributaire. Les insuffisances du droit positif concernant le télétravail expliquent la diversité des statuts élaborés contractuellement par les professionnels. Mais quelle que soit par ailleurs leur diversité, ces statuts s’intègrent principalement dans deux grandes catégories : celle des télétravailleurs salariés et celle des travailleurs indépendants.

L’enjeu le plus important se situe au niveau du droit applicable et qui varie en fonction de la présence du télétravail salarié ou du télétravail indépendant. En effet, seul le télétravail salarié appelle l’application des règles protectrices du droit du travail et de la sécurité sociale.

De quelle manière les textes qui régissent la relation entre l’employeur et l’employé au Bénin appréhendent-ils le télétravail ?

Jusqu’ici le télétravail n’a pas fait l’objet d’une réglementation spécifique à telle enseigne que ce sont les règles classiques du droit du travail qui y ont cours. Mais si de façon globale ces dispositions ne posent pas de problème particulier, il n’en demeure pas moins que certaines ont montré leurs limites et appellent donc à l’adoption de nouvelles ou, à défaut, leur modification.

Sous cette réserve, la législation béninoise en matière sociale est applicable à la modification du contrat de travail, la durée du télétravail, le lieu d’exécution du télétravail, les indemnités de transport et de logement pendant le télétravail, la sécurité et la santé du salarié en télétravail et l’obligation de confidentialité.

Le contrat de travail fixe les obligations des parties et le lieu d’exécution de l’activité du salarié. Décidé au cours de la relation contractuelle, le télétravail impose une modification du contrat de travail. L’employeur ne peut donc procéder unilatéralement à la modification du lieu d’exécution du contrat de travail et doit par conséquent obtenir l’accord du salarié. Lorsque les parties consentent au changement du lieu d’exécution du contrat, un avenant matérialisant cet accord doit dans ce cas être signé.

Quand elle n’est pas justifiée par des circonstances exceptionnelles, la durée du télétravail doit être prévue dans le contrat de travail. De même, lorsqu’elle est imposée par l’employeur, la durée du télétravail est subordonnée aux circonstances exceptionnelles qui l’ont justifié et doit cesser avec la disparition de celles-ci.

En principe, le contrat de travail est signé pour être exécuté dans les locaux de l’entreprise ou dans tout autre local prévu par les parties. Dans le cadre du télétravail cependant, le contrat de travail est généralement exécuté dans le domicile du salarié ou dans un endroit permettant l’accessibilité aux Technologies de l’information et de la communication (TIC). Le lieu d’exécution du télétravail doit être bien connu de l’employeur et les outils de communication utilisés doivent être fiables.

Le salarié en télétravail est considéré comme accomplissant la durée légale de travail. L’article 142 du Code du travail fixe la durée légale du travail des salariés à quarante (40) heures par semaine. Des décrets fixent les modalités de répartition sur les différents jours de la semaine ainsi que l’amplitude maximale journalière du travail. Tout télétravail effectué au-delà de ces heures ouvre droit au paiement des heures supplémentaires.

La pratique du télétravail n’exonère pas l’employeur de ses obligations en matière de santé et sécurité sur le lieu de travail. Tout accident survenant en télétravail est considéré comme un accident de travail et engage la responsabilité de l’employeur, d’où la nécessité de s’assurer du cadre d’exécution du télétravail

Toute absence ou indisponibilité durant les horaires de télétravail doit être portée à la connaissance de l’employeur accompagnée de justificatifs. L’employeur est, par ailleurs, tenu au respect du temps de repos du salarié et ne peut lui imposer l’accomplissement d’une tâche en dehors de l’horaire légal de travail. Le temps passé en télétravail rentre dans le décompte des congés annuels du salarié.

Conformément aux textes en vigueur, l’indemnité de transport est reversée au salarié pour faciliter les déplacements de son domicile vers son lieu de travail. Dans le cadre du télétravail, l’indemnité de transport ne se justifie pas et ne peut, par conséquent, être due au salarié. La pratique du télétravail permet donc à l’employeur de réduire les charges afférentes au logement des salariés déplacés de leur lieu de résidence.

La pratique du télétravail n’exonère pas l’employeur de ses obligations en matière de santé et sécurité sur le lieu de travail. Tout accident survenant en télétravail est considéré comme un accident de travail et engage la responsabilité de l’employeur, d’où la nécessité de s’assurer du cadre d’exécution du télétravail.

Le salarié reste tenu au respect du secret professionnel pendant le télétravail. L’employeur doit également assurer la sécurité des informations et données traitées pendant le télétravail.

Comment l’État peut-il protéger les droits des personnes en télétravail ?  

L’État doit renforcer le statut du télétravailleur qui demeure un salarié. Il bénéficie donc des mêmes droits individuels et collectifs que l’ensemble des salariés : accès à la formation, respect de la santé et sécurité au travail, accès aux activités sociales de l’entreprise, aux informations syndicales et aux avantages sociaux. Le télétravailleur est prioritaire pour occuper ou reprendre un poste sans télétravail qui correspond à ses qualifications et compétences professionnelles. Son employeur est tenu de porter à sa connaissance la disponibilité de tout poste de cette nature. Le refus d’accepter un poste de télétravailleur n’est pas un motif de rupture du contrat de travail.  L’État doit aussi protéger le télétravailleur contre la cybersurveillance.

L’avènement du télétravail même s’il ne remet pas en cause l’existence du contrat de travail comme critère d’application du droit de travail n’en induit pas moins de nouvelles difficultés liées à l’inévitable interférence de la vie professionnelle sur la vie privée.

Certains employeurs ne se privent pas de mettre sur pied un dispositif permettant de suivre le travailleur tout au long de sa journée de travail. Un tel risque est particulièrement aigu dans l’hypothèse du télétravail, surtout lorsque le salarié dans l’exercice de son activité professionnelle utilise du matériel mis à sa disposition par l’entreprise. L’employeur peut être tenté d’y coupler un dispositif de vidéosurveillance.

Le problème de la licéité de ce dispositif se pose car il met en jeu, d’une part, le nécessaire respect des libertés individuelles des salariés sur leur lieu de travail qu’il s’agisse de l’entreprise ou du domicile du travailleur et, d’autre part, les exigences légitimes de l’employeur.

Le principe de l’inviolabilité du domicile participe du souci de protection de la vie personnelle ou privée et doit aussi s’imposer à l’employeur. L’existence d’un contrat de travail ne saurait servir de fondement à l’installation au domicile du salarié de moyens permettant à l’employeur d’empiéter sur la vie personnelle et familiale du télétravailleur. Le contrôle est incompatible avec le respect dû à un droit fondamental.

Si l’on y prend garde, chaque partie au contrat de travail peut trouver dans les nouvelles technologies une arme redoutable susceptible de ruiner les équilibres sur lesquels reposaient jusqu’ici les relations de travail

Quelle est la situation du Bénin par rapport aux autres pays africains ?

La pratique du télétravail répandue en Occident depuis les années 1970 n’était jusqu’en 2020 que très peu ou pas connue en Afrique, sans doute du fait de l’absence de législation dans ce domaine. L’Organisation internationale du travail (OIT) a adopté en 1996 une convention, complétée par une recommandation sur le travail à domicile. Sans régir de manière spécifique le télétravail, ces instruments servent de fondement juridique. Ils laissent ainsi aux États le soin de légiférer sur la matière.

Le télétravail a fait l’objet d’un accord cadre européen du 16 juillet 2002 signé par tous les partenaires sociaux européens, transposé en France par l’accord national interprofessionnel du 17 juillet 2005. Des accords encadrant le télétravail ont été négociés entre la direction et les représentants du personnel dans de nombreuses grandes entreprises françaises, dont près de la moitié des entreprises du CAC 40.

Au Bénin comme dans les autres pays africains, le télétravail offre de nombreux avantages aussi bien à l’employeur qu’aux salariés. Il contribue à préserver l’environnement par la diminution des déplacements quotidiens, à trouver un meilleur équilibre entre la vie familiale et la vie professionnelle, mais aussi une nouvelle conception des rapports hiérarchiques qui, par la distance, sont rééquilibrés vers plus de délégation et moins de présentéisme.

La pandémie a-t-elle selon vous, induit une prise de conscience chez les pouvoirs publics pour un encadrement juridique du télétravail ?

Parmi les moyens utilisés pour freiner la propagation de la pandémie, et maintenir les activités génératrices de revenus, le télétravail à domicile et dans des lieux considérés comme les moins exposés à toute forme de transmission de la maladie, s’est révélé comme un palliatif idéal.

Si l’on y prend garde, chaque partie au contrat de travail peut trouver dans les nouvelles technologies une arme redoutable susceptible de ruiner les équilibres sur lesquels reposaient jusqu’ici les relations de travail.

En effet, l’employeur peut être tenté d’utiliser les nombreuses possibilités de surveillance que recèle l’outil informatique et ruiner ainsi la protection de la vie privée du salarié et ce dernier d’utiliser les moyens mis à sa disposition à des fins non professionnelles.

La pandémie de la Covid-19 invite à une réforme d’ensemble des leviers traditionnels du droit du travail. Le télétravail n’est qu’un aspect de cette mutation obligée. Il est pertinent que le Bénin identifie le télétravail au nombre des réponses à la crise sanitaire. Au-delà, cette option devrait s’affranchir de la conjoncture et aller à l’adoption d’une loi. En l’état actuel des TIC au Bénin, il est possible d’envisager un encadrement juridique du télétravail.

Le droit numérique et le télétravail au Bénin ?

Le Code du numérique accentue le vide juridique relativement au télétravail. Il est impossible d’évoquer le télétravailleur sans le mettre en rapport avec le Code du travail qui est le texte naturel des salariés. La condition de télétravailleur n’est pas précisée dans l’espace régi par le droit du numérique. Il est intéressant d’observer que le Code du numérique n’a pas employé une seule fois la notion de « télétravail ». Le Code du numérique trouvera donc à s’appliquer au télétravailleur comme une loi générale. En revanche, le Code du travail est la loi spéciale des télétravailleurs. Un meilleur statut ne peut leur être accordé que dans ce texte.

Parmi une infinité d’obstacles d’ordre légal, on peut retenir l’absence de flexibilité du Code du travail béninois pour s’adapter aux caractéristiques de l’Internet. Le télétravail est défini par l’article L1222-9 du Code du travail français comme : « toute forme d’organisation du travail dans laquelle un travail qui aurait également pu être exécuté dans les locaux de l’employeur est effectué par un salarié hors de ces locaux de façon régulière et volontaire en utilisant les technologies de l’information et de la communication dans le cadre d’un contrat de travail ou d’un avenant à celui-ci ».

Il est pertinent que le Bénin identifie le télétravail au nombre des réponses à la crise sanitaire. Au-delà, cette option devrait s’affranchir de la conjoncture et aller à l’adoption d’une loi

Le Code du travail béninois ne prévoit pas de règles spécifiques applicables au salarié qui ne travaille plus au bureau à horaires fixes, mais n’importe où et n’importe quand, avec du matériel fourni par l’entreprise ou avec son propre équipement.

Nous avons pu constater pendant la pandémie, que les pouvoirs publics ont appelé les entreprises à faire recours au télétravail comme si la société était préparée au travail à distance et que les choses étaient bien encadrées. Que vous a inspiré cette attitude ?

Effectivement en 2020, le Bénin a identifié le télétravail au nombre des réponses à la crise sanitaire de la COVID-19. Dans le but d’accompagner les entreprises du secteur privé dans la mise en œuvre effective des mesures prises par le Gouvernement pour lutter contre la propagation de la COVID-l9, le Ministère du Travail et de la Fonction Publique a mis à leur disposition un guide afin de proposer des mesures de prévention et de rappeler les modalités d’organisation du travail auxquelles elles peuvent recourir en cas de nécessité avérée.  Au nombre des modalités d’organisation du travail proposées figure le télétravail.

La législation béninoise en matière sociale ne contient aucune disposition sur cette forme d’organisation du travail. Mais rien ne s’oppose ni n’interdit aux employeurs d’y recourir, à condition toutefois de respecter les droits des salariés. Le salarié en télétravail bénéficie de garanties particulières.

Au Bénin, le télétravail ne semble pas intéresser bon nombre d’employeurs. Ces derniers gagneraient toutefois à implémenter ce mécanisme de fonctionnement dans la gestion courante des activités, du fait des nombreux avantages qu’il offre à l’employeur notamment la réduction des coûts d’exploitation, des charges, la suppression des indemnités de transport, logement et bien d’autres. Pour les salariés, il y a une possibilité d’emplois pour les personnes invalides, et les femmes enceintes. Hormis la modification du lieu d’exécution du contrat de travail qu’il entraîne, le télétravail affecte très peu l’exécution du contrat de travail.

Parmi une infinité d’obstacles d’ordre légal, on peut retenir l’absence de flexibilité du Code du travail béninois pour s’adapter aux caractéristiques de l’Internet

Quels sont les problèmes qui pourraient se poser au Bénin dans la promotion du télétravail ?

Dans la conception courante du travail, le salarié exerce son activité professionnelle sur le lieu même de production sous l’autorité du chef d’entreprise. L’irruption des TIC semble remettre en cause le modèle sur lequel s’est construit le droit du travail : unité de lieu, de temps et d’action.

En réalité, il ne s’agit pas d’une nouvelle activité professionnelle mais plutôt d’une nouvelle manière d’organiser ou d’exécuter le travail. La formule a une incidence certaine sur les relations de travail, qu’elles soient individuelles ou collectives et ne manque pas de poser un certain nombre de problèmes juridiques.

A partir du moment où le télétravail se déroule en dehors de l’unité de production, il se pose forcément la question de l’adaptation des règles conçues à l’origine pour la situation où le travailleur effectue son activité à l’intérieur de l’entreprise, notamment celles relatives à la sécurité au travail et celles touchant à la rémunération, à savoir le calcul de la durée du travail.

Le droit collectif du travail a été conçu à la base pour les entités industrielles d’une certaine dimension et organisé sous le modèle, unité de temps, de lieu et d’action. Or, le télétravail est à l’opposé de ce schéma puisque s’exerçant non seulement à distance mais aussi souvent de manière individuelle.

Autant dire qu’il remet en cause, dans une certaine mesure, le droit collectif du travail. L’éclatement de la collectivité de travail ne manque pas d’influer sur les institutions représentatives du personnel et les différends collectifs, d’une part, et la négociation collective, d’autre part.

A partir d’un certain seuil d’effectifs, plus de dix au Bénin et en France, l’institution du délégué du personnel est obligatoire dans l’entreprise ou dans l’établissement. Le respect d’une telle règle ne pose pas de problème particulier lorsque le télétravail a pour cadre non pas le domicile mais un local appartenant à l’entreprise ou loué par lui.

Il suffit seulement que les effectifs requis soient réunis. Par contre, relativement aux télétravailleurs à domicile se singularisant par leur isolement, la question qui se pose est celle de savoir s’ils pourront se prévaloir de cette opportunité que le législateur a mis à la disposition des salariés.

La grève est perçue comme un droit individuel des travailleurs dont l’usage est forcément collectif. Autrement dit, en principe, un travailleur pris isolément ne peut prétendre exercer valablement ce droit que la Constitution lui accorde. Or le télétravail peut se traduire et se traduit d’ailleurs souvent par un phénomène d’atomisation, autrement dit de dispersion géographique de la communauté de travail ressortissant d’une seule et même entreprise.

Dans ces conditions, on perçoit aisément toute la difficulté que les télétravailleurs, surtout ceux évoluant à domicile, éprouveront pour lancer une grève puisqu’ils devront convaincre d’autres télétravailleurs qu’ils ne connaissent peut-être pas physiquement et qui n’ont peut-être pas la même perception des choses qu’eux, de se lancer dans un mouvement aux conséquences imprévisibles.

 


Crédit photo : WATHI

Julien Hounkpè

Julien Coomlan Hounkpè est docteur en Droit et expert du numérique. Il enseigne à l’Université d’Abomey-Calavi au Bénin. Chercheur au Centre de recherche en Droit et institutions judiciaires, il a collaboré à la rédaction de plusieurs ouvrages scientifiques sur la thématique des technologies de l’information et de la communication en Afrique et dans le monde. Il utilise les réseaux sociaux pour sensibiliser les jeunes juristes à la pratique de l’anglais juridique ainsi qu’à la protection des données à caractère personnel. Il a été pendant plusieurs années conseiller technique juridique du président de l’Assemblée nationale.

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